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Philosophie et sciences sociales

  • Pierre-Henri Castel, directeur de recherche au CNRS (TH) ( IMM-LIER )

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S'il s'agit de l'enseignement principal d'un enseignant, le nom de celui-ci est indiqué en gras.

2e et 4e vendredis du mois de 14 h 30 à 16 h 30 (salle A06_51, 54 bd Raspail 75006 Paris), du 9 novembre 2018 au 24 mai 2019

Le principe général du séminaire et sa visée pédagogique est de rapprocher la pratique effective des sciences sociales (en lisant des publications récentes, si possible en invitant leurs auteurs) des enjeux d’ordre argumentatif et conceptuel, philosophiquement pertinents, qu’elles soulèvent. Réciproquement, ce séminaire vise à formuler ou reformuler certaines questions débattues en philosophie morale, en philosophie de l’esprit et du langage et en épistémologie des sciences sociales, en les confrontant aux enjeux de ce que seraient des enquêtes empiriques qui les prendraient pour objet (voire de les susciter).
L’hypothèse intellectuelle générale est que philosophie et sciences sociales, sans préséance de l’une sur l’autre, peuvent, correctement articulées, déployer des dimensions inaperçues de la vie de la raison dans les circonstances historiques qui sont les nôtres. Elles s’appellent mutuellement pour traiter ces dernières de manière réflexive.
L’évaluation des étudiants se fera au moyen de fiches de lecture, à la fois descriptives et critiques, postées après validation sur un blog dédié.

Les premières séances de ce séminaire seront consacrées à clarifier les enjeux des relations entre philosophie et sciences sociales dans le cadre général des études interdisciplinaires sur la réflexivité caractéristiques du Lier, en particulier en relation avec la philosophie politique et avec la sociologie historique de la connaissance. Mon objectif est d'essayer de présenter certaines questions philosophiques actuelles sous un jour qui les rendent pertinentes pour la théorisation mais aussi la pratique concrète des sciences sociales et, réciproquement, de faire émerger certains enjeux conceptuels d'une grande portée philosophique de travaux récents de sciences sociales. Je suivrai donc ensuite deux fils, en alternance. Je commencerai l'examen suivi des principales thèses de l'inférentialisme de Robert Brandom, dans le cadre de ce qu'il a appelé le "pragmatisme analytique". Il s'agit en effet, en philosophie de l'esprit, du langage et de la logique, d'une des tentatives contemporaines les plus puissantes et les plus systématiques de construire une alternative holiste au paradigme actuellement archidominant des théories de la représentation, de la vérité et de la référence d'orientation cognitiviste. La lecture que Brandom fait de Hegel permettra de préciser le lien original qu'il élabore entre inférence, intentionnalité, action, socialité et histoire, et sa force critique aussi bien eu égard aux sciences cognitives que, par exemple, par rapport à la théorie de la décision et du choix rationnel. Dans le sens inverse, des sciences sociales vers la philosophie, j'exposerai un travail actuellement en cours sur la psychanalyse des enfants entendue comme un "rituel thérapeutique" dans les sociétés individualistes. Adoptant un point de vue paradoxalement anti-psychologique, je donnerai une description essentiellement pragmatiste des crises de la solcialisation primaire des enfants, des pratiques destinées à y remédier, et de la façon dont la psychanalyse se les représente, notamment Winnicott. Je m'appuierai pour cela sur certains travaux récents d'anthropologie de l'image et de la mémoire (Carlo Severi). Le but est d'illustrer comment l'articulation d'une philosophie et d'une sociologie d'inspiration pragmatiste peut éclairer de façon entièrement inédite des questions controversées comme celles de la scientificité de la psychanalyse, de son lien à l'anthropologie, et du coût épistémologique et conceptuel de leur rapprochement.

Suivi et validation pour le master : Bi/mensuel annuel (24 h = 6 ECTS)

Mentions & spécialités :

Intitulés généraux :

Renseignements :

Pierre-Henri Castel par courriel.

 

Direction de travaux d'étudiants :

sur rendez-vous uniquement.

Réception :

sur rendez-vous.

Niveau requis :

le séminaire est ouvert aux doctorants et aux étudiants en master (EHESS, ENS Ulm et autres institutions) et aux auditeurs libres.

Adresse(s) électronique(s) de contact : pierrehenri.castel(at)free.fr

Compte rendu

Le séminaire inauguré cette année revendique fortement son titre, philosophie « et » sciences sociales, par contraste avec un autre dont il se démarque, malgré des affinités de contenu évidentes : philosophie « des » sciences sociales. Il ne se propose pas, en effet, une critique épistémologique des sciences sociales contemporaines. Il se propose tout autre chose : mettre à l'épreuve une hypothèse de grande portée selon laquelle la philosophie et les sciences sociales, solidairement, contribuent à augmenter la réflexivité collective sur les transformations des sociétés modernes, voire expriment (articulent, rendent plus explicite) cette réflexivité à l'œuvre dans les pratiques sociales de tous ordres caractéristiques de cette modernité.

            L'expression « sciences sociales » est prise au sens large : il s'agit non seulement de la sociologie et de l'anthropologie, mais aussi bien de l'histoire, voire du droit (au moins sous certains aspects), mais aussi de la psychanalyse – ne serait-ce que parce que cette dernière est apparue comme une forme de réflexivité spécifique dans la modernité récente, sans oublier la mise en cause radicale des idéaux du moi qu'a su y identifier la « théorie critique ».

            Un fil conducteur naturel pour développer cette grande hypothèse, c'est d'examiner comment le « tournant pragmatiste » des sciences sociales contemporaines (au cœur du projet du Lier-FYT) bénéficierait des avancées de la philosophie pragmatiste actuelle, mais aussi de l'élucidation des difficultés qu'elle a mises au jour dans le projet pragmatiste initial (celui de Dewey ou de Mead). De façon symétrique et inverse, on se propose de confronter cette philosophie (qui est une philosophie de l'esprit, donc du langage et de la logique, mais aussi une philosophie de l'action et une philosophie sociale) aux avancées et aux problèmes des sciences sociales d'inspiration pragmatiste.

            Un accent particulier a été mis sur le « champ de bataille » (Kampfplatz, dit Kant) qu'a ouvert aujourd'hui la contestation des doctrines dominantes de la représentation et de l'action avec, disons, le tournant naturaliste et cognitiviste de la philosophie « analytique ». La construction d'une alternative rigoureuse à ce tournant est notoirement difficile. Vérité, objectivité, relativisme et constructivisme, historicisme ou platonisme, autant de notions et d'options au centre du débat. Mais surtout, la rationalité que promeuvent ces conceptions dominantes dans le champ de la philosophie analytique d'aujourd'hui est généralement contraire à l'esprit des sciences sociales « classiques » – si, du moins, on considère que l'individualisme méthodologique est incompatible avec le courant issu des travaux de Durkheim, Mauss, Elias, etc. Les séminaire trouve donc dans le croisement de ces disputes, qui a été peu  entrepris de façon systématique, son terrain propre.

            Pour commencer à l'arpenter, le séminaire s'est donc déployé sur deux axes.

            Le premier, c'est un commentaire de l'œuvre majeure de Robert Brandom, Making It Explicit. Le philosophe américain s'est en effet consacré à proposer une alternative méthodique, d'inspiration explicitement pragmatiste, aux théories aujourd'hui dominantes de la représentation et de l'action. Le maître-mot de cette alternative, c'est un rationalisme dit « expressiviste », et c'est à sa clarification qu'on s'est attelé. En 2018-2019, la moitié de l'œuvre a été parcourue, contextualisée au sein des polémiques philosophiques d'aujourd'hui, et rattachée dans ses grandes lignes à une lecture ample de l'histoire de la philosophie moderne : Kant, Hegel, Frege, Wittgenstein et Heidegger. On a aussi commencé à élucider les relations de Brandom avec Sellars, Dennett et Davidson. L'année 2019-2020 sera consacrée à lire la seconde moitié du livre.

            Le second axe est moins intuitif et plus empirique. Il a consisté à interroger sur la base d'une philosophie de l'esprit et d'une philosophie sociale pragmatistes une pratique tout à fait particulière : la psychanalyse avec les enfants. À rebours de la compréhension psychologique de ces pratiques par les acteurs eux-mêmes, on a commencé à soulever l'hypothèse qu'il s'agirait non pas de l'application d'une théorie du fonctionnement mental morbide des enfants, théorie prétendument corroborée par la clinique, mais d'un « rituel thérapeutique » qui se décline en une série d'opérations visant à resocialiser des enfants confrontés aux contradictions et aux contingences de leur devenir-adulte. C'est une illustration éloquente de la force critique de l'approche pragmatiste pour dénaturaliser et dépsychologiser certains faits sociaux et les théories que s'en font les acteurs, mais en s'efforçant toutefois de respecter ces pratiques, et de comprendre les principes de leur efficacité sociale en fonction des contraintes de tous ordres (institutionnelles comme épistémiques) qui s'exercent sur les protagonistes et sur les idéologies qui émergent de leurs pratiques concrètes. En 2019-2020, l'enquête se poursuivra, mobilisant toujours plus des approches socio-anthropologiques alternatives à la psychologie, en approchant de plus près les faits et gestes des psychanalystes avec les enfants. Or la philosophie pragmatiste peut, selon nous, renouveler à la fois la philosophie et l'histoire de la psychanalyse, mais aussi, à plus longue échéance, réarticuler de façon originale (distincte en tout cas de la « théorie critique ») la psychanalyse au champ des sciences sociales. Vu le crédit dont jouit cette dernière depuis une vingtaine d'années, nul besoin de souligner à quel point cet autre front du champ de bataille promet lui aussi d'être animé.

            Sur le plan pédagogique, enfin, ce séminaire a mis en œuvre deux pratiques, qu'on reconduira. Tout d'abord, les étudiants sont invités à abandonner toute attitude de surplomb touchant l'élaboration philosophique et épistémologique, puisque les polémiques qu'on tente de comprendre et de formaliser sont ceux dans lesquels nous sommes tous pris actuellement. Commenter un p vivant, comme Brandom, qui a d'ailleurs publié cette année son deuxième livre majeur, A Spirit of Trust, c'est ne plus pouvoir s'abriter derrière des interprétations légitimes et stabilisées, comme ils en ont eu l'habitude lors de leurs études antérieures. C'est dialoguer de plain-pied avec lui. Outre les habituelles fiches de lecture, il a donc été proposé aux volontaires de traduire un ouvrage de Brandom, Reason in Philosophy, pour contribuer à disséminer ses questions. Le fruit de leur labeur sera publié avec l'aide financière de l'EHESS dès 2020. Autant que faire se peut, cet effort de traduction, c'est-à-dire à la fois de compréhension d'un penseur et de mise à disposition de ses arguments auprès de la collectivité, sera repris en 2019-2020. Second procédé encouragé : rapprocher le plus possible, quand le sujet s'y prêtait, le travail des étudiants en Master d'un terrain d'enquête concret, et de l'observation de la manière dont des acteurs engagés dans des activités déterminées font la théorie de ce qu'ils font. L'analyse conceptuelle, argumentative, réflexive et critique qui reste au cœur de la philosophie est réputée s'enrichir de l'examen « socratique » desdites activités dans leur contexte social. Un co-jury avec un sociologue est et sera toujours possible.

            Le séminaire est accessible sur le blog https://philosophiesciencessociales.blogspot.com/ Les cours ont été enregistrés, ainsi que les exposés de la journée d'étude du 21 juin 2019, « Expression et expressivisme. De la philosophie de l'esprit et du langage vers les sciences sociales? » organisée par le Lier-FYT.

Dernière modification de cette fiche par le service des enseignements (sg12@ehess.fr) : 1 octobre 2018.

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